À la fin de toutes les autres courses, nous nous sommes assis au dîner pour décortiquer les pensées et les évènements de la journée. Avant le voyage, nous ne nous étions rencontrés que trois fois. Là, nous étions ensemble 24h/24, 7j/7 et nous partagions de nombreux moments « je suis content(e) que tu sois là ». Pas seulement la fois où un chien de la taille d’un ours a sauté sans effort de notre côté de la barrière à Kvemo Marghi, mais aussi pendant ces très longues journées où les rires et les quatschen (le terme allemand pour décrire des discussions absurdes) avaient autant d’importance que notre cœur et nos poumons pour arriver au sommet.
L’autre exception au pacte tacite « pas de tchatcha » nous l’avons faite lors de notre séjour mémorable à Zemo Marghi. David, qui avait réservé pour moi, m’avait donné l’instruction suivante : « Une fois au village, demande où est Murmon. » Heureusement, sur les douze maisons qui constituaient le village, je suppose que seul un Murmon avait une maison d’hôte. Nous avons trouvé le vieil homme jovial en train de couper du bois devant une maison rustique à deux étages. Il nous a souri en marmonnant quelque chose en russe. Nous lui avons dit que nous ne le parlions pas et il a gloussé en nous emmenant sur sa propriété et en appelant « Saba ! ».
Un beau troupeau de vaches était en train de paître sur la seule pelouse entretenue. Des ruches étaient alignées à la frontière entre le gazon et la forêt, au milieu d’un paysage de montagne époustouflant. Un chien de troupeau remuait la queue, couché contre une vieille baignoire à côté d’une table en bois. L’atmosphère était paisible.
Murmon nous a fait signe de nous asseoir et son fils de neuf ans est sorti, affichant un sourire amical et apportant un panier de pain et deux assiettes. L’une de fromage, l’autre de concombres. Affamés, nous avons comme d’habitude presque tout dévoré.
Lorsque la nuit est tombée, Murmon est sorti avec une ampoule et l’a vissée quelque part dans l’arbre au-dessus de la table pendant que Saba étendait du papier de boucherie sur la table en guise de nappe et arrachait les pages d’un cahier pour en faire des serviettes. Nous avons observé, curieux de voir quel serait le résultat. Les yeux pleins de reconnaissance lorsque les mots n’avaient pas de réelle utilité. Une soupe copieuse nous a été servie à la louche, accompagnée d’une bonne quantité de pain et de fromage et, tu l’as deviné, de cette bonne vieille bouteille plastique remplie de tchatcha. Nous avons trinqué à la manière traditionnelle, en tenant notre verre et en nous tenant bras dessus bras dessous avec le voisin avant de boire le verre d’un trait, et de frémir en avalant cet alcool fort.
Lukas et moi nous sommes regardés, l’appréhension se lisant dans nos yeux à l’idée que cette soirée pourrait mal tourner, mais également avec humour en repensant à cette journée longue et pénible se concluant seulement ici, assis ensemble à cette table de jardin autour d’un dîner festif avec les habitants. Nous étions pénalisés par la barrière de la langue, mais nous avions l’avantage d’une abondance de lien et de joie. Nos téléphones sont restés à l’intérieur. Il aurait été très malpoli de poser cette horrible question « Excusez-moi, est-ce qu’il y a du wifi ici ? » À la place, nous avons joué au football dans le jardin et Saba nous a montré son arc et ses flèches taillés à la main.
Le matin a apporté un beau ciel bleu. Nous avons commencé l’échauffement par un jogging lent et fait nos adieux à nos nouveaux amis alors qu’ils entouraient des brides sur leurs épaules, sûrement pour aller chercher leurs chevaux.